Je ne sais pas si je parviendrais à parler de ce volume. Sa forme est très déroutante. Sorte de Memento poussé à l’extrême, tout y est à l’envers. Un dialogue au pif : « Pas du tout ! – Tu es fatiguée ? ». Ça demande une concentration folle, même la première de couverture est à la place de la quatrième et inversement, c’est une subversion assez inattendue de la part d’un manga et – attendez, j’ai un doute, ça veut dire quoi « sens de lecture japonais » ?
Synopsis
Un an après son retour dans le monde réel, Kirito se voit confier une mission dans le nouveau VRMMO à la mode, Gun Gale Online, pour enquêter sur la mort mystérieuse de joueurs décédés après avoir été tués à l’intérieur du jeu… Pendant ce temps, une mystérieuse joueuse du nom de Sinon semble à la recherche permanente d’un adversaire capable de lui procurer des sensations de jeu intenses… sans que personne ne sache rien de son véritable objectif.
Critique
Comme vous avez pu le voir en intro, j’ai quelques lacunes dans le domaine du manga et je dois commencer par préciser que de cette franchise apparemment très populaire – elle est déclinée sous forme de light novels, mangas, animes, jeux vidéo et toutes ces déclinaisons rencontrent un grand succès – je ne connaissais rien. Je ne pourrai donc pas juger de la qualité du tome à l’intérieur de la saga, mais seulement de celle du tome en lui-même, comme enclencheur d’un nouvel arc, qu’on peut considérer comme une nouvelle série à part entière. Cette approche est permise par le fait que les auteurs eux-mêmes semblent aborder Phantom Bullet comme tel. Même si les premières pages consistent en un immense previously, qui laisse entendre que la connaissance du récit passé est primordiale, on se rend compte au fil des pages que ce previously est superflu, tant l’exposition des personnages et intrigues inédits se suffit à elle-même. Je dirais même plus : ce previously participe à rendre confuse la découverte de Phantom Bullet. Il crée le sentiment qu’il faut lire tous les événements à l’aune de ce qui s’est passé avant alors que pour l’instant pas du tout. Soit effectivement les auteurs ont pas prévu de se resservir de tout ça et dans ce cas ce préambule relève du remplissage (au mieux ça donne le temps au nouveau dessinateur de se faire la main), soit ça servira par la suite de savoir ces trucs-là, et ce n’est qu’à demi-pardonnable, puisqu’il y aurait des manières plus habiles de fournir ces infos. Bref, ça part mal en terme d’économie narrative.
Le problème est que la forme de ce trop gros previously semble dicter la forme de ce qui suit. Dans les bandes-annonces ironiques on s’amuse souvent à faire un inventaire rapide du contenu, genre « il y aura… de l’aventure ! [illustration parodique] du suspense ! [illustration parodique] de l’amour ! » etc – ce previously reprend ce procédé au premier degré : « De nombreuses rencontres. [illustration] Mais aussi des séparations douloureuses… [illustration] Des traîtres également. [illustration] Ainsi que des fous aveuglés par la jouissance de la tuerie. Mais également… [illustration] Des sentiments forts et purs » ainsi de suite. On peut difficilement faire une distribution plus manichéenne – pourquoi opposer sentiment fort et pur et jouissance de la tuerie ? demandez un peu ce qu’il en est à votre voisin serial killer vous verrez – d’autant que c’est lourdement souligné par la composition des pages, celles de combat cadrées de noir, très dynamiques, hachées, et celles sentimentales de blanc immaculées, très statiques, harmonieuses. Ces tons très divers, dans la totalité de ce premier tome, ne communiquent pas entre eux, ne se contaminent jamais – c’est comme s’il y avait plusieurs mangas en parallèle. En un sens, cela est amusant, dans la mesure où Yamada, le dessinateur, fonce tête baissée dans le genre proposé par chaque épisode – quand c’est une scène d’amour, par exemple, il ne fait pas un petit truc vite fait, il nous donne une scène d’amour stéréotypée, mais si excessive dans le stéréotype qu’elle devient spectaculaire. Dans ce premier tome de Phantom Bullet il y a toujours des choses à voir. Mais puisque Yamada est chaud, on a envie de voir ses dessins se déployer en dehors des dialogues laborieux de Kawahara. C’est seulement quand le scénariste ferme sa tronche que le manga décolle. Les scènes d’action, nécessairement peu bavardes et très visuelles, sont les morceaux les plus réussies. Entre deux, en attendant que Kawahara ait fini de parler, on imagine, avec quelques larmes de regret, ce qu’aurait été l’oeuvre si les auteurs avaient su combiner tous leurs tons en un seul.
C’est sans dire un mot que Phantom Bullet propose un point de vue rafraîchissant sur le virtuel – en tout cas aux yeux d’un occidental peu habitué à ce genre de mangas. L’opinion dominante par chez nous est la suivante : le virtuel dévitalise, aliène, déconnecte des vraies choses. Cette opinion on ne la trouve pas seulement chez Finkelkraut et sa clique de bougons, on la rencontre aussi chez des gens qu’on imaginait décontractés de la noix – écoutons par exemple les discours des Youtubeurs dans la web-émission Mon Internet à moi. Dans Phantom Bullet, c’est comme si a contrario le réel était moins vivant que le virtuel. Gun Gale Online c’est le far west ; le réel des joueurs c’est la ville endormie, c’est la fin de l’Histoire. Si le jeu vidéo tue dans Sword Art Online, ce n’est pas pour autant une métaphore de la nocivité du virtuel. Puisque c’est là que s’est réfugiée la vie, c’est aussi là, naturellement, que se réfugie la mort. La vie virtuelle telle que montrée par Phantom Bullet c’est la vie réelle augmentée.
Mais finalement, la seule question qu’il est valable de se poser pour évaluer la réussite d’un premier tome de manga est peut-être « ai-je envie de lire la suite ? ». La réponse est un peu oui et beaucoup non : les quelques moments bons sont très bons, mais le reste pas terrible est vraiment pas terrible.