Le premier jour du collège, à la récré de 10h, j’avais pas le temps, j’ai commencé à manger mon goûter en même temps que j’urinais – paf, je le fais tomber dans la pissotière, pas grave je reprends, je souffle dessus vite fait, j’avale comme si de rien n’était. Mais Dylan a tout vu, et il est allé raconter à tout le monde que j’avais mangé mon pipi. Durant toute ma scolarité on m’a appelé : La Cuvette, Tête-de-Pisse, Papier Cul, Péril Jaune, Justine Titegoute, Pisse il Love, Titimiammiam – je vous épargne les plus salés, je vous épargne aussi le supplice inventé pour moi de « la langue à la javel ». C’est une pure injustice car je le jure : j’ai attendu que la chasse d’eau rince la barre de choco avant de la reprendre.
C’est peut-être pour ça que depuis lors je suis très sensible aux œuvres qui, comme Musashi de Sean Michael Wilson, scénariste spécialiste en littérature japonaise, jouent contre la mystification historique.
Résumé
Miyamoto Mushashi est un grand samouraï, qui a réellement vécu, dans le Japon féodal du 17ème siècle. Il est célèbre notamment pour son traité philosophique Le Livre des Cinq Roues. Ce manga fait le récit scrupuleux de sa vie.
Critique
Musashi part, pour me séduire, avec deux désavantages : primo, la forme de la biographie dessinée, qui trouve de plus en plus d’occurrences (pourquoi, ça c’est à vous de me le dire), accouche d’œuvres toujours un peu trop dupes du vernis romantique de leurs sujets – je pense par exemple aux livres de Catel sur ses héroïnes féministes ou au récent Vincent de Barbara Stok. Deuzio, les mangas consacrés aux samouraïs, souvent ancrés dans les codes du shônen ou du seinen, manquent souvent de saveur, trop soumis aux schémas qu’on a vu, revu, puis rerevu, puis invité à dîner, puis on a couché ensemble, puis on s’est marié fait quatre gosses divorcé, puis on veut plus jamais en entendre parler si tu touches à mes gamins j’appelle les flics oui MES gamins.
Sean Michael Wilson, essentiellement inspiré par les ouvrages de William Scott Wilson (contrairement à ce que l’homonymie laisse paraître ils ne sont pas de la même famille, autrement dit juridiquement rien ne s’oppose à ce qu’ils copulent) qui font référence en la matière, est très consciencieux. Il choisit de ne pas relater directement l’histoire du samouraï, mais de la faire raconter par son fils adoptif à un vieux monsieur qui l’interroge – d’emblée, on ne reçoit pas l’histoire comme objective, on sait qu’elle est témoignage. Sean Michael Wilson accentue la partialité du témoignage : le fils avoue plusieurs fois qu’il y a des choses qu’il ne sait pas et ne saura jamais. Il énonce, avant même de commencer son récit, « Je suppose que nous sommes tous un mystère pour les autres. Y a-t-il même un seul homme dans le monde qui sache tout de lui-même ». Pour les moments les plus épiques de la vie de Musashi (le duel contre Kojiro par exemple), pour lesquels existent des dizaines de versions incompatibles, les auteurs les livrent toutes, presque à égalité, grâce au dispositif de la discussion, qui dans ces cas-là devient contradictoire. Dans ces moments, c’est comme si l’auteur se mettait en scène de façon détournée, en train d’essayer de départager vérité et légende. L’essentiel du manga est composé de flash-backs, portés par une voix narrative (celle du fils), mais peu dialogués, très visuels. C’est une idée astucieuse pour éviter d’avoir à faire parler des personnages historiques, nécessité infiniment casse-gueule, qui rend grotesque une grande partie des récits du genre (voir, au pif, les dialogues de plus en plus pourraves de Jean Teulé). Le silence de Musashi rappelle sans cesse que sa voix est perdue et que même la plus fidèle des reconstitutions sera partielle.
On retrouve aussi cette volonté de subvertir le récit historique traditionnel dans la composition des combats. Musashi a l’habitude de tuer ses adversaires en moins d’une minute, et Morikawa n’essaie pas de dilater le temps, le plus long duel du manga doit faire à tout casser deux pages et demi. Ça pourra paraître expéditif pour les fanas de baston, mais c’est stratégique : il s’agit de ne pas rajouter de spectaculaire là où il n’y en avait pas. D’ailleurs, la technique de combat de Musashi, qui consiste à compenser dans la première partie de sa vie ses faiblesses par des astuces psychologiques du type arriver en retard au rendez-vous et déconcentrer l’adversaire, est un peu veule, mais le manga se positionne très bien par rapport à ça. Rien ne dit que c’est mal, mais rien ne dit que c’est bien. Le respect des auteurs, si respect il y a, reste informulé. Sean Michael Wilson nous relate ça sous-entendu moi ça m’intéresse mais ça n’engage que moi et pas sous-entendu c’est extraordinaire prosternez-vous devant ce chef-d’oeuvre du genre humain. L’attitude de l’auteur épouse celle du samouraï qui, à la fin de sa vie total stoïcien, enseigne à ceux qui réclament mais n’impose rien à personne.
Musashi c’est pas le bouquin de l’année, moi-même si ma maison elle brûle je sauve d’abord mes slips et mon couteau, si j’ai un cheesecake en attente au frigo, il passe avant. Mais c’est un manga solide, porté par une intention honorable : substituer à la grandiloquence des mangas majoritaires un style mineur qui, contre toute attente, accentue l’ordinaire plutôt que l’extraordinaire de la vie de Musashi.
Si Dylan avait lu ça avant mon premier jour de collège ça lui aurait peut-être calmé sa petite gueule de fils de luthier.