Aujourd’hui demain hier par Roman Muradov

T’es déjà sorti dans la rue avec ton âme sûre, flanc contre flanc, et tout le monde te toisait, la toisait, te toisait, la toisait, toisait tes pompes et tes fringues, la toisait, toisait les indices d’un talent sexuel particulier, souplesse du genou, détente de la nuque, la toisait, jusqu’à ce que leur regard curieux s’emplisse à ras bord de circonspection ? Si oui, je te déconseille la lecture d’Aujourd’hui demain hier, où que ce soit : dehors on dira que tu veux te donner des airs, dedans y aura personne pour remarquer que tu lis ce bouquin pour te donner des airs. Si non, bravo ! C’est toi l’âme sûre qu’on balade dans la rue pour transformer sans alchimie la curiosité en circonspection. Tu peux te réjouir, Roman Muradov a fait ce recueil dessiné d’histoires post-modernes pour toi, ou alors j’ai rien compris. Je vois pas à qui on destine un beau livre sinon aux belles personnes.

Synopsis

Aujourd’hui demain hier est un recueil d’onze plus ou moins courtes bandes-dessinées, sans construction classique, sans linéarité, sans chute, mais avec une fantaisie érudite et profonde.

Critique

Aujourd’hui demain hier est une oeuvre brillante. Littéralement d’abord, puisque Dargaud a choisi de la publier sous une couverture en carton épais vernis – si vous avez le mot technique pour ça, mettez-le en com sous une vidéo Pornhub, y a pas mal de chances que je tombe dessus. Ainsi l’objet proposé par Dargaud pourrait servir, après lecture, à éblouir les corbeaux ou un serial killer qui course votre sœur dans le désert américain. Il se sera pas méfié, il vous sera passé devant, et WHOUSH au moment où le coutelas s’abat, vous le désorientez en calant votre exemplaire dans l’angle idéal de réflexion entre le soleil cru d’Arizona et les yeux faiblards de ce semi-animal élevé dans un grenier. Mais c’est surtout pas-littéralement que le livre abîme la cornée. Avec ce bouquin, Roman Muradov prend trois longueurs d’avance sur à peu près tout le monde dans au moins cinq arts différents. En terme de dessin, le gars maîtrise toutes les techniques, les tons, les styles. Il est de taille à énerver aussi bien le dessinateur de bande-dessinée traditionnelle que le peintre abstrait des galeries. Page 9 : petit croquis mignon en noir et blanc, rapide simple et net ; page 11 : on entre dans le premier récit et le dessin se charge, de texte, de couleurs sépia, de détails pas toujours lisibles, de bavures volontaires. Le seul point commun d’une page à l’autre est que le dessin garde une trace du geste du dessinateur. Mais ça ne vaut même pas pour l’ouvrage en entier, il y a des pages (48-51 par exemple) où Muradov donne dans le dessin presque pictogramme, avec des grands à-plats de couleur – on n’y repère plus que le geste de l’ordinateur. Muradov ne se fixe aucune limite formelle, il est même une histoire au milieu du recueil pour laquelle on change de papier (“Jacob Déléchielle et le dernier cri”, pp. 89-137). A l’intérieur des histoires, le style n’est pas plus unifié. Dans “Les disparitions” (pp. 15-67), notamment, la technique et la tonalité changent précisément toutes les deux pages. Le bouquin grâce à tout ça est une aventure visuelle rare, l’action de tourner la page peut nous faire passer en une seconde de Schulz à Kandisky.

On peut en dire autant du récit et de l’écriture. On comprend très vite que chez Muradov les œuvres complètes de Kafka et Joyce sont moins souvent rangées dans l’étagère qu’ouvertes à toutes les pages sur l’établi. Ses narrations sont désordonnées, indécidables, parfois carrément opaques. Muradov sait qu’il nous perd et s’en réjouit régulièrement : “Tu sais, en moyenne, un épisode produit une à deux petites formules qui seront réutilisés pour boucher un trou dans le script. […] l’audience a augmenté constamment et pas grâce à une hausse de la qualité… mais à l’accumulation régulière de petites formules ! Donc je te parie qu’à ce rythme un jour, il y aura un épisode entier… des Malheurs de Jarry sans un gramme de scénario ! Rien qu’une succession de références aux épisodes précédents ! Pour les non-initiés, ça ressemblera à un poème abstrait.” (pp. 22-23), “Un soir ils terminent le livre. Le plus lent y voit une ineptie expérimentale, le plus rapide un fastidieux bildungsroman. Tous deux le trouvent inutilement confus et regrettent d’y avoir perdu leur temps.” (p. 71) Sachez que j’écris cette critique depuis la bibliothèque municipale et chaque fois que je lève les yeux je vois l’affiche de Miss Sloane, qui a pour phrase d’accroche “Quand vous aurez compris les règles, elle aura déjà gagné la partie.” C’est exactement pareil avec ce bouquin ! (Je m’essaye à la critique surréaliste, attentive aux motifs du hasard objectif, ne commentez pas cet article si vous appréciez). Toutefois je crois pas que ce soit le type snobinard sadique, Muradov. En bon lecteur des auteurs qu’on a dit, il fait confiance aux récits à trou pour alimenter des rêveries de qualité.

Dans Aujourd’hui demain hier tout est dense, c’est pourquoi sa lecture est difficile. Dans les récits les plus chargés, chaque case a une force d’arrêt, chaque case vaudrait une page à elle toute seule. Souvent il semble que le texte n’a pas besoin de l’image et inversement. Ça crée une inertie dans le mouvement de la lecture. C’est comme si la puissance de chaque élément s’annulait à être mis ensemble. Peut-être que Muradov fait exprès, cherche à nous faire contempler plutôt que lire. Mais dans la contemplation on est tout le temps frustré : à des dessins sublimes, on offre un quart de page, généralement moins. La matière à regarder est sans cesse diminuée. Je me plains trop souvent ici de la fadeur de la bande-dessinée académique pour pouvoir honnêtement râler sur l’inconfort pour le lecteur de cette bande-dessinée expérimentale. Mais je crois que ma gêne vient de ce qu’il reste encore un pas à faire pour le plein déploiement de Muradov, conserver l’humour la distance l’intelligence, niquer définitivement les formats standards, encore plus miner le récit traditionnel, vers une nouvelle forme de livre d’art. Ou alors je suis juste un lecteur merdique.

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