Comme pour beaucoup d’inventeurs, de précurseurs, Alan Turing se distingue par son caractère, son a-sociabilité. Et lorsque l’esprit de l’inventeur croise celui de l’histoire, ici celle de la seconde guerre mondiale suivie par celle de la guerre froide, cela fait des étincelles. Laurent ALEXANDRE et David LANGEVIN nous content habilement la courte vie d’un homme clé, tant par son rôle dans le décryptage des codes allemands de la machine Enigma que par son rôle dans l’émergence d’un instrument aujourd’hui au centre de notre quotidien : l’ordinateur.
Résumé
Héros méconnu de la Seconde Guerre mondiale et génie visionnaire – l’inventeur de l’ordinateur, c’est lui –, Alan Turing a révolutionné nos vies. Et il est mort en paria.
Dans un futur proche. Les transhumanistes ont gagné. L’IA (intelligence artificielle) domine désormais le monde. Mais elle a une obsession : réhabiliter la mémoire de son « père », le génial mathématicien anglais Alan Turing. Pour cela, il lui faut établir la preuve qu’il ne s’est pas suicidé, comme l’a toujours prétendu la version officielle, mais qu’il a été assassiné. En quête du moindre indice, elle remonte le fil de sa vie…
En décodant Enigma, la machine de cryptage des forces allemandes, fierté du régime hitlérien sur laquelle les services secrets alliés se cassaient les dents, Alan Turing a largement influé sur le cours de l’histoire. En créant l’ordinateur, il a inventé le futur. Pourtant, ce jeune homosexuel au QI exceptionnel a connu un destin terrible : traité en renégat par sa propre patrie, il est mort d’empoisonnement au cyanure dans des circonstances suspectes en 1954, en pleine guerre froide, peu après avoir accepté la castration chimique pour échapper à la prison. Dans l’Angleterre puritaine et ultraconservatrice de l’après-guerre, influencée par le maccarthysme américain, qui avait intérêt à faire éliminer Turing, l’homme qui en savait trop ?
Entre histoire, espionnage, science et secrets d’État, un « biopic » mené comme un thriller ou l’on croise Churchill, Eisenhower, Hitler, Truman, Staline, les espions de Cambridge, de Gaulle, et jusqu’à l’ombre inquiétante de John Edgar Hoover.
Critique
C’est par l’angle du retour aux sources que la vie d’Alan Turing est abordée. Au travers de la descendance directe de la machine de Turing, un ordinateur hyper-performant doté d’une véritable intelligence artificielle autonome veut tout connaître de son géniteur en se nourrissant de toutes les données disponibles sur lui. Au moyen d’un casque de réalité virtuelle, le concepteur de cette machine, Président d’un Google plus que jamais impérialiste, pénètre dans la chair et dans le cerveau de Turing pour y revivre son parcours.
Cette mise en scène, qui aurait pu s’assimiler il y a quelques années à de la science-fiction, fonctionne bien. Au travers de Sergey Brin, un Steve Jobs puissance 10, nous suivons, voire nous sommes, ce scientifique anglais, homosexuel et désintéressé, aux prises constantes avec toutes les formes d’obscurantisme. Heureusement pour lui, les impératifs de la real politik, à savoir la nécessité vitale pour l’Angleterre de parvenir à décrypter les codes allemands pour stopper les attaques contre sa flotte, lui permettront d’achever sa machine. Mais cette real politik se retournera contre lui après la guerre avec la chasse aux sorcières contre les communistes et les homosexuels menée par le patron du FBI, Hoover, qui sévira au-delà de l’Atlantique.
L’homme qui en savait trop ne sépare pas l’histoire de l’homme de son contexte, ce dernier étant indispensable pour comprendre son parcours.
Seuls quelques-uns arriveront à comprendre Turing et à l’accepter tel qu’il est : quelques proches, quelques collaborateurs, quelques politiques comme Winston Churchill. Mais ils ne parviendront pas à le protéger suffisamment contre la pression sociale, les peurs des services secrets russes et américains et contre la haine anti-cocos (bien que Turing n’est jamais été communiste) et anti-homosexuels.
Ce livre n’est pas une biographie. Il se lit comme il se revendique, à savoir un roman dont personne ne connaît véritablement le dénouement : suicide ou exécution. Les quelques réserves que l’on peut émettre concernent le traitement de certaines périodes historiques, traitées de façon un peu trop rapide, ce qui peut nuire à la compréhension de certaines étapes de la vie de Turing. Même pour les non geeks, le lecteur que je suis aurai aussi aimé en apprendre un peu plus sur la manière dont Turing a procédé pour craquer Enigma.
Mais ce roman conserve aussi sa part d’inconnu dont on fait les légendes : une histoire de pomme croquée…
A lire par tous, y compris les fondamentalistes radicaux, les sectaires de tout bord qui apprendront qu’ils manipulent avec délectation en postant leurs messages haineux via Internet une machine qui doit sa création à un homosexuel.
L’HOMME QUI EN SAVAIT TROP
Laurent ALEXANDRE et David LANGEVIN
Robert Laffont – 2015