Regarde les filles par François Bertin

Vous avez bien failli ne jamais lire cette critique. Chaque fois que mon regard se pose sur Regarde les filles de François Bertin, c’est comme si je tombais dans le coma paf noir total je me retrouve des heures plus tard avachi sur un banc public braguette ouverte. Après dix tentatives infructueuses et quelques heures (vivifiantes pour tout dire) de garde-à-vue, je me suis décidé à agir. Première parade : ouvrir le livre les yeux fermés, de telle sorte que j’entre dans l’œuvre sans passer par l’impérieuse couverture. Je tombai alors nez à nez avec la page de garde qui, bien entendu, répétait le titre hop froc baissé dans un salon de thé à l’heure du brunch. Deuxième parade : même manœuvre, sans oublier la page de garde. Mais en réalité l’intégralité du bouquin consiste à nous rappeler l’insoutenable légèreté du bouli de ta sœur et c’était maintenant à chaque case que je me voyais soudainement attendre en imper à la sortie des lycées. Troisième parade : lire la bande-dessinée dans le reflet d’un bouclier forgé par Héphaïstos. Vous imaginez à quel point cette séance de lecture fut inconfortable ? Eh bien je vous le dis : ça valait le coup.

Synopsis

Le parcours d’un jeune homme qui vit dans la fascination des femmes depuis sa naissance, et qui se met avec de plus en plus de précision à les dessiner.

Critique

Couv_270326Avec Allan Barte contre les zombies et Bons baisers d’Iran, on supposait qu’on pouvait se fier aux éditions Vraoum pour ce qui est de proposer de beaux objets. Avec Regarde les filles, on en est sûr. On irait même un peu plus loin : à l’impeccable direction artistique (si c’est comme ça que ça s’appelle dans le monde de l’édition) semble s’ajouter une réelle exigence quant au choix des publications. Certes j’avais râlé sur l’odeur de réchauffé qui émanait d’Allan Barte, mais d’une part vous noterez que stratégiquement j’avais clos ma critique sur l’adjectif « prometteur » et d’autre part j’avais très mal aux dents ce jour-là.  Ne soyez donc pas surpris si d’ici quelques mois je clame sur tous les toits, avec l’assurance de celui qui sait, « moi j’te dis Vraoum = valeur sûre ». Mais revenons à notre cas du jour. En déchiffrant l’intitulé de l’opus, en jouant à deviner le contenu d’après les indices de la couv, on sent poindre une inquiétude. On sait comment ça finit les « odes à la femme ». Prenez François Truffaut par exemple. On a rarement vu un type aussi empressé de dire les gonzesses c’est ma passion ma déchirure. Et les journalistes de reprendre sans soupeser : « Truffaut adorait les nanas, et elles le lui rendaient bien ! » Or, concrètement, comment cet amour se manifeste dans ses films ? Par une formule qui englobe la plupart des figures féminines, généralement amoureuses passionnées qui iront jusqu’au bout (la mort). Zéro intérêt pour les détails individuels donc, la majorité des truffaldiennes sont des incarnations ponctuelles de « l’essence féminine éternelle ». Ce faux amour – faux parce que pas du tout attentif à la réalité de son objet – on le rencontre presque systématiquement dans ce qui se vend comme des hommages à la femme avec un grand f. Alors automatiquement quand je vois un truc qui dit Regarde les filles je dis parle-moi sur un autre ton ok ? François Bertin s’en sort pas mal, à vrai dire. A la place de l’ « ode aux femmes par l’intermédiaire du dessin » annoncée, on a plutôt une ode au dessin par l’intermédiaire des femmes.

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Regarde les filles c’est l’histoire d’un gars peu à l’aise avec les mots qui se découvre peu à peu dessinateur, parce qu’intuitivement il comprend que l’émotion esthétique qu’il sent face aux dames va s’intensifier dans cette pratique. La femme est avant tout ici objet de contemplation. Je ne suis pas certain que ce soit réifiant. Bertin dessine des corps, des visages. Ne prétend pas dire quoi que ce soit d’autre sur ses modèles que leurs galbes. Libre à nous de leur accorder une complexité. D’autres indices nous permettent d’affirmer que l’oeuvre est avant tout intéressée par le dessin. Les dialogues sont peu nombreux. Majoritairement ce sont des bavardages, qui dynamisent les pages mais ne sont pas spécialement consistants. Les seules phrases mémorables sont délivrées par la prof d’arts plastiques, autrement dit consistent en du discours technique sur la pratique en question – vous saviez vous que quand les dessineurs brandissent leur pouce devant leurs yeux c’est pas simplement pour se la péter ? Le livre aussi ne contient pas d’intrigue, c’est une succession de fragments érotiques, parmi lesquels Bertin place significativement la découverte du manga Cobra et le visionnage d’Aladdin. Pourtant on rencontre régulièrement au fil des pages ce qu’on pourrait appeler des rebondissements. On est maintes fois surpris par la tournure. Bertin, qui a un sens aigu de la composition (vraisemblablement nourri d’Asie), ménage en fait un grand nombre de twists purement visuels. A cet égard, Regarde les filles est délicieusement imprévisible, on ne sait jamais ce qui nous attend en tournant la page. Bertin a tellement confiance qu’il nous laisse à l’abandon pendant plusieurs planches, noir total. Encore une fois, c’est un sacre du dessin, par la mise en images d’une opération inverse : des ténèbres une longue silhouette blanche émerge ! D’ailleurs cette limitation de la palette participe à l’effort. Privés de couleur, nous sommes mieux attentifs au trait. Ainsi si on pressent chez Bertin une tentation pour les bêtises truffaldiennes dénoncées plus haut – la planche qu’on retrouve sur la couverture par exemple appelle un certain nombre de réflexions fémino-cosmiques bien malheureuses – on ne saurait lui reprocher puisqu’elles ne sont qu’esquissées par le silence du dessin. Regarde les filles n’est bête que si on le lit bêtement.

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