La bande-dessinée ça a commencé et ça s’est arrêté avec Tintin. C’était net, c’était propre, ça avançait comme des trains tu comprends des trains dans la nuit. Les mangas ? Ça finit jamais, c’est toujours pareil avec le gars élu et gourmand et la fille qui a une culotte blanche et faut lire à l’envers sinon c’est pas à l’endroit et avec ça les cases t’as toutes les tailles toutes les formes tu sais plus dans quel sens c’est à prendre et les bonhommes ont pas la même tête d’une case à l’autre autant lire La Route de Flandres. Les comics ? C’est pareil et faut voir les films et les séries live et les séries animées et les dos des boîtes de céréales sinon t’as pas le droit de suivre et les super-héros ils ont tous leurs problèmes alors que ils savent faire genre soulever des trucs lourds c’est pratique (cf le déménagement d’Anne-Claire la semaine dernière). La bédé franco-belge néo-tradi ? Dans les vieux pots les soupes de merde on s’en fout que vous sachiez décalquer Astérix. Les “romans graphiques” ? On comprend rien et pour qui vous vous prenez. Les blogs perso ? C’est moche et surtout c’est ta vie. C’est simple : j’adore la bande-dessinée et pour cela je n’en lis plus. Cependant je veux bien, par affinité d’opinion, faire une concession à Ma vie de réac par Morgan Navarro.
Synopsis
Non, mais on va où comme ça ? Avouez que ça ne peut plus durer ! Une galette des rois avec six fèves dedans, ces jeunes pères qui se baladent avec leur môme sur le ventre, ces élèves qui se satisfont d’un 15/20 au lieu de viser l’excellence… Franchement quand on voit ça, vous ne trouvez pas qu’il y a de quoi devenir réac ? Morgan Navarro, en tout cas, est bien de cet avis et l’assume chaque semaine sur sa portion du site Le Monde. Cette publication recueille en un volume la totalité des aventures réac parues à ce jour.
Critique
Face à un tel synopsis, largement fondé sur l’ethos grande gueule anti-politiquement correct, c’est de la satire qu’on attend. On prévoit, pour les bobos les jeunes les féministes, des portraits à charge. Cette expression est antinomique si l’on considère qu’il appartient au portrait de rendre la complexité du représenté tandis que la charge se repaît d’un biais ou deux. La satire en ce sens est le parent pauvre du comique. Jamais une parodie n’est aussi réussie que lorsqu’elle reconnaît et inclut la beauté de ce qui est parodié. Molière – je fais aussi dans l’exemple réac aujourd’hui critique à thème – quand il se fout de la gueule des misanthropes ou des jaloux donne à entendre sans filtre leur parole ; on accède ainsi aux séductions de leur logique extrême. On veut souvent chez les chercheurs et théâtreurs déterminer qui d’Alceste le misanthrope ou de Philinte le civil a raison (ou du moins : à qui l’auteur donne raison) ; le plus important en fait est que Molière laisse le choix. Au-delà de la volonté cathartique (corriger les mœurs par le rire), qui n’était peut-être que conventionnelle et qui de toute façon ne nous enseigne rien de plus que la discrétion publique, Molière est si l’on pèse la matière même de ses textes un vitaliste qui postule que toutes les opinions sont égales en ce qu’elles découlent chacune d’un tempérament précis et dans une certaine mesure fatal. Le satiriste quant à lui est un procureur. Du reste il établit d’avance le verdict et réduit en fonction la représentation. Luz – pour revenir à des exemples plus proches de notre oeuvre – quand il fait J’aime pas la chanson française et suivants, ne donne aucune chance à l’ennemi. Les artistes de cette team aux yeux de Luz sont nuls et laids et méprisables alors tout ce qu’ils font est nul, laid, méprisable. Ici je reconnais que d’une part la satire n’exclut pas les bons rires (certes connivents mais le rire pur et universel existe-t-il ?) et que d’autre part on ne va pas bien loin en ménageant toujours chou et chèvre. Mais si on part du principe que le comique dans ses plus fortes manifestations permet d’accéder à une jubilation supérieure – ce que Rabelais appelle la joie – et que la mise à plat des partis et l’absence de repoussoirs parce qu’elles rendent le rire plus libre contribuent fortement à cette jubilation, on préfère inévitablement à l’option satiriste cette seconde option, que je qualifierais aujourd’hui (on verra bien demain) de réaliste – il s’agit de rendre l’aspect composite du réel et non un point de vue sur le réel. Morgan Navarro au bout du compte fait plutôt partie des réalistes.
Son réac premièrement est beaucoup moins catégorique que l’annonce le synopsis. Dès les premières planches, on le voit transiger. Alors qu’il engueule un pote qui admet avoir cédé à son ado pour l’achat d’un portable, ledit pote éclate en sanglots ; le réac console : “Héé, ça va, c’est pas si grave, excuse-moi”. A son fils, planches suivantes : “Si t’as pas 20/20 à ton prochain contrôle, tu peux dire adieu à ton skate.” Il réfléchit un instant : “Ne jamais faire des promesses qu’on ne peut pas tenir.” Il reprend à voix haute : “Pendant trois jours !” La couverture de l’opus nous montre le réac dans diverses postures expressives, blanc et noir parmi le noir et rouge, comme s’il ne parvenait pas à choisir une attitude face à ce qui l’entoure : serais-je intraitable, conciliant, consterné, hurlant ? Le réac de Navarro est un intranquille, qui improvise en continu le compromis entre ses principes et la vie : “Arabe, caucasien, asiatique, ça veut pas dire grand-chose. Ce qui compte c’est… – Les copains ? – Euh… Voilà… Si tu veux.” Son réac autrement dit c’est un peu tout le monde – un peu tous ceux-là qui, dans leur honnête incertitude, renégocient les opinions en fonction du sens du vent. Deuxièmement, les interlocuteurs du réac, de quelque bord qu’ils soient, sont dignes. Leur parole vaut. Peu importe ce qu’il cherche à nous faire croire, Navarro est un démocrate. Dans une double page au milieu du volume, le réac doit répondre d’une planche précédente auprès de ses amis : il a qualifié les manifestants anti-Loi Travail d’ “assistés” et on réclame des explications. La discussion est confuse, chacun donnant sans distinction de voix son avis sur le sujet. Finalement, le réac fournit une réponse pas très satisfaisante et coupe court au débat en invitant tout le monde à danser sur “Diamonds” de Rihanna – ce que chacun s’empresse de faire, et non sans allégresse. Egalité des avis, triomphe du corps.
L’expérience est reconduite en une autre façon à la fin du livre, via un florilège des commentaires que Navarro a reçu sur son blog, avec des extrêmes aussi nets que : “Immangeable, immature, immonde. [Rédigé par : Pindare / le 19 février 2016 à 14:11]”, “Croustillant, brillant. Et drôle” [Rédigé par : Mohamed / le 19 février 2016 à 15:41]”. La liberté du lecteur est là aussi, l’opinion n’est pas guidée ; ce florilège final brouille encore davantage les pistes en accumulant les analyses et avis disparates. Le dessin traditionnel et la colorisation brute (Navarro choisit aléatoirement deux couleurs vives par planche pour remplir ses dessins noir et blanc) ne sont que pour mieux mettre à plat les discours. Ma vie de réac prouve, à la suite de – pour ne citer que des exemples déjà traitées ici – Musashi et Bons baisers d’Iran, que la bande-dessinée, contre ses premiers usages, est, peut-être à cause de sa possible immédiateté (dépourvue de la crudité de l’image filmique), un excellent support pour le documentaire.